[...] Chez Leibniz, les mondes possibles non actualisés existent bel et bien, dans l’esprit infini de Dieu. Ils ne sont pas créés, mais découverts par des esprits hors du commun, ce qui les met à la portée du poète, du génie. La vieille distinction aristotélicienne entre l’historien, qui dépeint les choses telles qu’elles ont été, et le poète, qui les peint telles qu’elles auraient pu être, l’élaboration à l’âge classique du concept de vraisemblance, rendent l’exploitation par la théorie littéraire de la notion de monde possible faussement évidente et, somme toute, assez banale.
Elle semble flatter l’intuition constitutive de l’illusion mimétique, ou plutôt le paradoxe de la représentation elle-même, selon laquelle les êtres et les univers de fiction, les objets textués qui les créent, existent indépendamment des phrases qui les décrivent. Il est d’ailleurs certain que tout ce que la critique structuraliste considérait comme le propre d’une lecture naïve, l’infamante « illusion référentielle », la tendance obstinée du lecteur à faire « sortir du papier » les personnages, est réhabilité par les théoriciens contemporains de la fiction. Le questionnement sur la nature ontologique des êtres de fiction, l’examen des processus mentaux par lesquels le lecteur ou le spectateur accepte l’immersion dans un univers de fiction prennent pour point de départ ce type de lecture.
La notion de « monde possible », défini, de façon minimale, comme une « alternative crédible du monde réel », entretient en effet des affinités avec toutes les approches de la fiction comme illusion. Elle séduira aussi bien les lecteurs de Don Quichotte que ceux des romans du dix-neuvième siècle, qui offrent sans aucun doute les personnages les plus pleins, les plus consistants, les plus à même, comme Mme Bovary, Anna Karenine, à bondir hors du papier, jusqu’à émigrer, quelques fois dans d’autres œuvres – c’est le phénomène de « transfictionnalité ».
Les romans du dix-neuvième siècle sont d’ailleurs si bien construits, ou « meublés » pour reprendre la terminologie de Thomas Pavel (1986), qu’on pourrait considérer, par exemple, que La Comédie Humaine est bien une alternative crédible du monde réel au milieu du dix-neuvième siècle, au point d’en être la réplique exacte, avec comme petit changement, « changement local », l’introduction d’une centaine de personnages fictifs. La Comédie humaine décrit le monde du milieu du dix-neuvième siècle tel qu’il aurait pu être si un individu comme Rastignac, et quelques autres, avaient vu le jour (Pavel, 1983).
Mais une telle interprétation , outre qu’on ne voit pas très bien ce qu’elle apporte à la lecture de la Comédie Humaine, risque bien de réactiver la vieille conception de la littérature comme mimesis. Elle ressortit en tout cas d’une compréhension de la « possibilité » comme vraisemblance, ce qui rend la théorie des mondes possibles inutilisable pour des pans entiers de la littérature mondiale.
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Jean-Philippe Pastor