B.P. Selon toi, l’unité du genre tragique tiendrait son unité d’un élément qu’on peut dire tout à fait inconnu du genre épique ou du récit mythologique…
J.P.P - La phase tragique de l’art poétique se concentre peu à peu sur la structure de l’action, c’est sûr. Ce que l’épopée méconnaît en son fond. Elle en reste à la restitution fixe des aristea, histoires remarquables que les générations se transmettent depuis des temps immémoriaux; mais sans présager toutefois des cas qui dépasseraient la sphère circonscrite du possible narratif.
Le tragique chez les Grecs advient avec l'épuisement des combinaisons narratives, infinies et incessantes, qui circonscrivent le champ balisé de l'epos.
Nous pouvons par conséquent évaluer en quel sens ce pressentiment de l’Inouï - c’est-à-dire du destin aveugle qui ne commande même pas aux dieux - organise la nouvelle structure narrative et fantastique de l’œuvre tragique dans son fondement le plus "authentique".
Que le devenir tragique tienne sa cohérence interne du seul destin authentique - et non pas seulement de l’attente angoissée d’une possible providence, de l’actualisation d’un plan pré-établi ou de l’espoir en une bonne fortune à la manière épique, c’est ce que les Grecs du Vème siècle expérimentent pour la première fois au-delà de ce que le mythe imagine.
C’est d’ailleurs ce caractère de dépassement, hors normes et sans imitation, au-delà de la traditionnelle mimèsis des poètes anciens, qui donne au nouveau drame son étonnante unité. Cette transgression provoque la frayeur insoupçonnée dans le coeur de la communauté des Athéniens, frayeur qui selon Aristote, avec la pitié, caractérise l’action dramatique au sens inédit de la tragédie antique.
B.P C’est sans doute la raison pour laquelle tu dis que le "merveilleux" intervient si intensément chez les tragiques Grecs; qu’il donne lieu à une théâtralisation de ce qui arrive, au tragique en somme. Ce n’est pas une simple rémanence de l’imaginaire mythique venant à mettre en valeur la tragédie par ses récits les plus effrayants...
J.P.P - Les anciens tragiques prennent d'emblée le parti du fabuleux et de l’incommensurable; et avec eux les dispositions scéniques qui correspondent. Le sujet du drame, son traitement, la manière de le conduire et de le nouer, d’en imaginer le dénouement sans l’atteindre, tout enfin doit s'ouvrir avantageusement à la surprise inouïe qui vient d’elle-même confondre le spectateur et l’auteur dramatique avec lui. D'ailleurs le contenu narratif dans une tragédie importe peu: tous les Athéniens connaissent par coeur les fils les plus subtils et les plus rabattus de l'histore qu'on leur raconte. Les tragiques grecs recherchent à dessein l’extraordinaire et le merveilleux dans les malheurs et les passions; ils ne cherchent pas comme nos réalisateurs contemporains ce qui doit rapprocher le plus possible le public de ce qu’il imagine. C’est là une disposition d’esprit tout à fait inverse à la notre. C’est la raison pour laquelle nous, modernes, avons toujours tendance à réécrire les épisodes tragiques des drames anciens en y incluant systématiquement une dimension parodique qui ne s'y trouve jamais...
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