Le texte dans le livre se méfie du textel sur l'écran. A travers lui, le texte vit l'anamnèse d'un temps où il n'était pas écrit – il vit l'angoisse du vide scriptural dont il sortit une fois la peur de la page blanche surmontée.
Non pas que le texte voit dans le digital une écriture de la subversion ou de la contradiction - ce qui lui ferait trop d'honneur ... mais une expression seconde (voire secondaire, secondarisée) susceptible de mettre en danger l'attachement originaire à l'Ecriture Véritable, l'écriture manuscripturée seule capable de dire le Sens. Car seul le Livre se livre. Seul capable de rassembler la signification dans un texte qui élève la phrase à la hauteur d'un genre ou d'une discipline canonique (rhétorique, philosophique, littéraire...). Une sorte de critique platonicienne de l'écriture qui continuerait le Phèdre, une critique de la graphie mise au carré finalement...
La résistance au digital équivaut dans ce cas à un refus - à quel genre en effet ce texte numérisé peut-il bien appartenir? Ne pas se laisser toucher par le digital devient le précepte fondamental, le problème sans solution qui taraude la textualité contemporaine: est-ce vraiment une fiction écrite sur écran ou bien ce texte appartient-il au genre "non-fiction" (classe qu'affectionnent particulièrement aujourd'hui les anglo-saxons et sur laquelle indignement tous les auteurs hors du domaine fictionnel sur l’Internet semblent sagement se ranger) - est-ce une simple transcription d'un texte préalablement scanné (auquel cas revenons vite à l'original !), ou bien encore est-ce l'extrait d'un véritable hyper-texte et, dans ce cas, quel logiciel hypertextuel a-t-il permis de l'écrire?.. Etc.). A travers l'étendue sans fin de toutes ces questions, le retrait dubitatif du texte face au textel est patent.
Mais ce refus n'est pas seulement celui du simple mépris ou du désintérêt désobligeant dont on accable volontiers l'écriture sur l'Internet. Il est la marque d'une appréhension bien plus profonde: celle qui saisit la tension qui vient sous les doigts lorsque le textel s'écrit, la mise sous tension que provoque l'apparition de la lettre sur l'écran lorsqu'elle se propose d'abord au regard (à l'appréciation spéculaire, électro-luminescente qui vient à l'œil) plutôt qu'à la lecture compréhensive, au dé-chiffrement habituellement « immédiat » que l'on accorde au texte-papier. Ce premier "écart", même infime, celui qui part de l'appréhension tactile de la lettre digitalisée et se destine à la vue signifiante du signe que je déchiffre à l'écran (et qui apparait désormais comme un toucher en léger différé), ce retard qui se créé entre la touche digitale et l'opération mentale qui fait le chiffre de la lettre dans l'exercice simultané de sa symbolisation, m'éloigne déjà de l'expression authentique à laquelle j'aspire lorsque je m'adresse à mon lecteur. Le textel que je voudrais dé-livrer, avant même l'occurrence de son premier envoi, ne se laisse pas prendre et saisir dans toute l'étendue de sa compréhension. Il fait des lettres dont son corps se compose un objet singulier capable de s'afficher sur un écran - mais sans maintenant faire intervenir la pratique social-imaginaire de devoir signifier sans délai. A de multiples égards, il s'agit là sans conteste de la perception d'un certain danger qu'il faut à tout prix écarter. Le textel semble absorber la substance du texte. Il agit comme un cocon qui l'abrite ne vit effectivement que de la disparition du corps du texte interne qui le métabolise sous certaines conditions: son écriture n'est pas une transformation qui surviendrait à une instance textuelle pré-existante, mais le mouvement même de l'apparition des lettres se succédant à l'écran, une métabole qui sous-tend le sens ontologique de l'expérience de l'écriture contemporaine.
La peur de la page blanche est ici temporairement mise à découvert.
La métabole apparaît scripturalement comme un dispositif de transformation et de métamorphose de la présence intacte du texte sauvegardé. Celui-ci s'arrache à la fixité de son inscription. Il se voit bientôt lancé, envoyé vers une scripturalité qui semble étonnamment produire l'identité de la lettre au lieu de la présupposer. L'expérience du textel envoyé sur le réseau fait au fond pressentir la mise en doute radicale du propre dans l'écriture - quelle pourrait être en effet la propr-iété d'un texte auquel son propriétaire ne saurait répondre totalement de l'inscription? Le textel se présente à l'écran comme un objet textué appartenant au genre de textes auxquels manque précisément le genre, revendiquant par sa graphie la transformation de l'écriture comme sa question toute entière, une textualité qui voudrait faire d'un grand dehors "générique" un objet déterminé.
Sauf que cet objet ne fait l'objet d'aucune détermination préalable.
Il vient même contrarier le projet rhétorique de prise en considération des signes contenus dans sa machine. L'originalité de sa logique pourrait en effet se lire à travers celle de ses seuls signifiants. Or cette logique-là méconnait la lettre du textel qui s’envoie. Elle continue à croire à la réduction de sa textualité à une image qu'il suffirait de décoder pour comprendre son sens. Mais cette exercice est vain ; d'abord parce que cette détermination de la textualité est elle-même générée en amont par un code informatique qui l’informe de part en part, un Chiffre qui génère une écriture matricielle à l'origine, de la prise en considération de la lettre du textel, du cadre textuel qui n'est jamais vraiment observé dans un Livre au profit d'abstractions algorithmiques ou applicatives désignées: son objet se change en un opérateur de sens qui cherche à échapper à la lettre de sa signification, à la fiction ( à la fixion) de son signifié transcendantal. Il devient un convertisseur de signifiants sur écran ne reconnaissant plus son signifié comme le véritable chiffre de son écriture courante: mis en ligne, les écrits " ne restent plus ". L'antique Verba volent scripta manent vole en éclat. Les objets textués assument sur le réseau le destin leur propre finitude, ils vivent d'une précarité et ne cherchent plus à faire advenir la propriété véritablement substantielle de leur signification à la conscience du lecteur.
En ce sens, ce que j'écris sur le réseau ne m'appartient pas dès l'abord. Le logiciel que j'emploie rend compte et raison de la première lettre digitalement produite sur l'écran. Les phrases que j'inscris par le logiciel qui traite mon texte se dérobe à la propr-iété avant même l'initiative de tout envoi. Elles deviennent ce qui m'aura toujours déjà échappé avant toute inscription idéographique possible. Les phrases se changent ainsi en écriture d'un genre nouveau, une écriture que je ne peux m'approprier et dont je ne peux revendiquer l'improbable propr-iété qu'à la mesure de l'inappropriable dont cette écriture est faite.
C'est bientôt ce rapport à ce qui ne m'appartient pas, à ce qui m'échappe sans cesse dans sa génération qui me rapproche peu à peu de la digitalité originaire du texte. Il révèle et met au dehors l'appréhension originaire de la page blanche dont je ne comprenais pas les véritables ressorts lorsque je rédigeai sur papier
Une fois l'angoisse dissipée, il s'agit de s'attacher à inventer cette écriture du point de vue de sa propr-iation. Tout en montrant que cette voie d'accès à nous-mêmes dans l'écriture est elle-même indissociable d'une transformation en amont du texte traditionnel, sous la forme d'une traversée métabologique de ce qui dans le texte nous sépare de ce rapport au plus propre: tel pourrait être le travail systématique de l'hyper-texte, porté par le fil directeur de la question de la lettre et qui vise par de là le projet d'une algorithmique structurale à dessiner les frontières et les contours de la lettre propre à une nouvelle textualité. Soit donc le lieu d'une lettre qui ne confonde plus avec une lettricité détachée de l'acte de sa génération et qui requiert, comme en retour et de manière cette fois-ci radicale, une approche métabologique des raisons de sa "propre" labilité.
En définitive, l'envoi du textel subit la loi d'un double renvoi: celui qui sépare d'abord l'appréhension digitalisée de la lettre de sa visée intellective, celui ensuite de l'écriture du texte sur l'écran avant l'opération de sa mise en ligne sur le réseau. Ce double r-envoi (avant l'envoi qui vient) contient la structure originale inscrite à même le textel, à même le genre d'un texte sans genre particulier, à même un texte auquel toute propr-iété du même vient à manquer, d'un texte dont le concept opérant ne peut pas être définitivement fixé. C'est bien le sens propre du textel qui se destine à l'envoi qui fait défaut à son écriture. Ce manque définit en vérité le textel, et même l'idéal d'une certaine écriture inédite dans forme comme dans son fond, par ce défaut du genre et du propre qui la marque. Et par conséquent par la seule rhétorique de son inscription re-marquable, son r-envoi, ses tropes, le seul tropisme de ses caractères composants (voir premier principe de l'hypertextualité).
Par le textel même, c'est-à-dire par ce qui en lui réalise et dé-réalise à la fois le propre, le même et donc la vérité de ce que le texte signifie, la vérité d'un texte qui correspondrait à l'adéquation, à la définition d'une essence de ce qui est écrit, de l'essence même du textel, de l'écriture véritable en somme, de l'écriture authentique à laquelle je voudrais me livrer, de la textualité elle-même, conforme à l'idéalité du texte que je poursuis.
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